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littérature romaine - Page 2

  • Tite-Live : l'historien qui a su saisir l'âme du peuple romain

    Les historiens de l’époque précédente, César, Salluste, n’avaient fait que de l’histoire contemporaine, et en rapportant les évènements de leur temps, ils y avaient apporté des préoccupations  personnelles ou des passions de parti. Le grand passé de Rome avec ses gloires restait, comme une matière intacte, digne de tenter un patriote et un artiste. C’est ce noble et vaste sujet que Tite-Live voulut et put traiter. Ce Tite-Live, celte comme Virgile, est né à Padoue en 59 av. J.C. (selon Saint-Jérôme), grande ville qui était depuis très longtemps alliée fidèle des Romains, auxquels elle était restée attachée même pendant la guerre contre Annibal.Entrepôt du commerce entre le sud et le nord de l’Italie, la population et la richesse y avaient assez tôt afflué, et pourtant la fidélité aux mœurs sévères du vieux temps et l’esprit religieux n’avaient pas cessé de s’y maintenir. On était plutôt conservateur à Padoue, et lors de l’agonie de la République, la majorité des citoyens se rangea au parti de la loi, et soutint Pompée contre César.

    C’est dans ce milieu que Tite-live fut élevé, mais on ignore à quelle famille il appartenait, même si l’on imagine que ses parents devaient faire partie au moins de la classe moyenne. Il est visible en effet qu’il reçut dans sa jeunesse une éducation libérale. Il apprit le grec, étudia certainement la rhétorique et la philosophie, et quand il vint à Rome, nous savons qu’il ne fut point obligé de se mettre en peine d’un gagne-pain.  Avait-il dès lors conçu le dessein de son histoire? La splendeur de la grande cité, la cité universelle de l’époque, fit-elle naître en lui l’ambition de rapporter les destinées du peuple-roi ? En tout cas il dut songer à sa grande œuvre très tôt, et c’est sans doute ce qui attira sur lui l’attention d’Auguste, soigneux d’encourager les historiens comme les poètes.

    Du coup Tite-Live, qui n’exerça aucune fonction publique, vécut dans l’intimité de l’empereur, et la faveur impériale ne coûta rien à la dignité de son caractère. D’ailleurs, il n’a jamais caché ses  sympathies pour le régime républicain, mais le césar, homme d’esprit, qui savait faire la différence entre un homme d’action et un lettré, confia à Tite-Live l’éducation du jeune Claude. Au reste l’existence de l’historien s’écoula obscurément, prise sans doute tout entière par le travail. Tout juste peut-on noter qu’il eut un fils, dont il dirigea attentivement les études, puisque les anciens possédaient une lettre où il recommandait au jeune homme l’étude de Cicéron et de Démosthène, et qu’il  maria sa fille à un rhéteur assez médiocre, Lucius Magius.

    D’après Sénèque, Tite-Live avait écrit un traité de philosophie et un dialogue participant à la fois de la philosophie et de l’histoire. Mais les modernes ne connaissent de lui que son histoire, que nous sommes loin de posséder en entier. Ce grand ouvrage, qui remontait jusqu’aux plus lointaines origines du peuple romain, se terminait à la mort de Drusus (en 9 av. J.C.) et comprenait cent quarante-deux livres. Sans doute la mort (an 17) avait empêché l’historien d’aller jusqu’au bout de sa tâche, que vraisemblablement il voulait pousser jusqu’à la mort d’Auguste, laquelle interviendra en l’an 14. L’ouvrage, du vivant de l’auteur, parut par parties successives. Tite-Live donnait peut-être au public des séries de livres dont le sujet formait un tout, comme la guerre avec les Samnites, la guerre punique, etc…C’est la seule division qu’il paraisse avoir voulue. La distribution en décades remonte à une époque inconnue, mais certainement postérieure à l’auteur.

    Des cent quarante-deux livres que posséda l’antiquité, nous n’en avons plus que trente-cinq : les dix premiers, qui contiennent l’exposition de l’histoire primitive jusqu’à la guerre samnite, et ceux qui, de vingt et un à soixante cinq, partent de la seconde guerre punique et s’étendent jusqu’au triomphe de Paul Emile. En outre des livres perdus, il nous reste des espèces de sommaires, composés à une époque qu’on ne peut déterminer par un certain Florus, qui n’a rien de commun avec le Florus qui vécut sous les Antonins. Cela dit, si mutilée soit-elle, l’œuvre de Tite-Live qui nous est restée est suffisante pour discerner le but de l’écrivain et apprécier sa méthode. Tout cela transparaît dans la préface qu’il écrivit, laquelle par bonheur pour nous ne s’est pas perdue, où la candeur et la sincérité ressortent partout.

    Dans cette préface, il commence par faire ressortir tout ce qui le distingue de ses prédécesseurs ou de ses contemporains qui ont traité le même sujet, blâmant au passage les historiens érudits ou rhéteurs, ce que Tite-Live ne veut être à aucun prix. A son gré, en écrivant l’histoire, il est nécessaire d’avoir des visées plus hautes que la satisfaction de sa propre curiosité ou de servir sa gloire personnelle. Dit autrement, on doit se persuader qu’on travaille pour son pays, en s’efforçant de donner à ses concitoyens un utile enseignement moral et politique : « Ce que je voudrais, c’est que chacun étudiât avec soin la vie et les mœurs du passé ; qu’il sût par quels hommes, par quels moyens, dans la paix et dans la guerre, a été fondé notre empire. La discipline va se relâchant, il faudrait suivre d’abord l’affaissement des vieilles moeurs, bientôt leur déclin successif, enfin leur ruine complète, arrivant ainsi à notre époque où nous ne pouvons souffrir ni nos vices, ni leurs remèdes ».

    Pour accomplir pareille tâche, il faut en premier lieu que l’historien soit désintéressé. Même si on ne peut lui demander de renoncer totalement à l’espoir d’atteindre à la gloire, la renommée ne doit pas être sa première ambition, ce que Tite-Live traduisait ainsi : « Quoi qu’il arrive, je me trouverais heureux d’avoir travaillé pour ma part à l’histoire du premier peuple du monde, et si dans cette foule d’auteurs mon nom devait rester obscur, je me consolerais encore…». Mais où pouvait-il puiser cet oubli de lui-même ? Tout simplement dans sa passion pour son œuvre, du moins si l’on en croit Pline l’Ancien (23-79), qui déclara un jour qu’il « avait assez fait pour sa propre gloire et qu’il pourrait se reposer, s’il était possible que son âme goutât le calme et le contentement en dehors de son travail ». 

    Ce généreux détachement, ce dévouement infatigable à son œuvre, étaient soutenus dans l’âme de Tite-Live par un patriotisme ardent et profond, rien ne lui paraissant plus grand que le tableau de la destinée de Rome. C’est en ce sens que l’histoire dans Tite-Live a un accent unique. Tite-Live revit la vie de son peuple, s’identifie avec la destinée de Rome, alors que Salluste demandait à l’histoire la distraction de ses loisirs, César pour sa part se contentant de la mettre au service de sa réputation. Bref, l’œuvre de Tite-Live fut comme un monument élevé à la religion de la patrie, et en rendant témoignage aux vertus du passé, Tite-Live avait pour but de dégoûter ses lecteurs des vices du présent, et d’assurer pour l’avenir la perpétuité des grandes actions et des générations héroïques.

    Ces tendances de moraliste, ces préoccupations de patriote ont fait suspecter la véracité de Tite-Live, étant entendu qu’on ne peut guère attendre de l’impartialité  de la part d’un homme si infatué de la gloire et des vertus de son pays. Et de fait, il faut remarquer qu’il a avancé des faits manifestement faux. Par exemple, Porsenna n’est point entré dans Rome (fin du sixième siècle av. J.C.), et les Gaulois ont à peine pu résister à Camille (quatrième siècle av. J.C.). Cela n’avait  d’ailleurs pas l’air de gêner Tite-Live, lui-même déclarant qu’entre deux assertions douteuses, il choisissait toujours la plus favorable aux Romains. Il en fera de même pour les affaires intérieures, penchant toujours du côté du parti patricien contre les chefs du parti populaire. Il alla même jusqu’à rejeter sur Varron l’entière responsabilité du désastre de Cannes (216 av. J.C.), oubliant au passage le génie militaire d’Annibal.

    En fait Tite-Live n’a jamais pensé que l’histoire fût avant tout une science. D’ailleurs, malgré son intimité avec l’empereur, il semble n’avoir jamais fouillé ou consulté les documents originaux ou les pièces officielles, ne tirant profit non plus de nul monument non écrit. Peu lui importe tout cela, il se contente de répandre uniformément sur toutes les époques de l’histoire romaine la même couleur, donnant le même costume aux hommes des temps les plus divers. Et pour couronner le tout, Tite-Live n’a pas compris le rôle considérable que doit jouer la géographie dans l’histoire.  Cela étant, il a pour excuse le fait que dans l’antiquité nul ne songeait à exiger d’un historien qu’il considérât l’histoire comme une matière scientifique.

    Néanmoins, si l’impartialité de Tite-Live n’est point parfaite, tout imprégné qu’il est de la gloire de Rome, on ne peut lui reprocher un manque de bonne foi, avouant les défaites de Romains, ce qui est la moindre des choses, mais soulignant aussi leur cruauté. C’est particulièrement évident quand il raconte le sac de Pométia, ville des Aurunces qui, « quoiqu’elle eut capitulé, fut traitée aussi cruellement que si elle eût été prise d’assaut ». Par ailleurs, en rapportant l’histoire d’Annibal, même si l’épouvante dans l’imagination populaire a pu l’égarer, nombreux sont ceux qui ont affirmé que la peinture du génial ennemi de Rome n’était pas infidèle, ni menteuse. De même on aurait tort de l’accuser d’avoir voilé l’infamie des Romains imposant la trahison à Prusias, contraint pour sauver son royaume à livrer Annibal. Tite-Live qui n’était pas un fanatique de la politique était plutôt un apôtre de la modération, ce qui explique ses préférences pour les hommes du Sénat, moins exaltés que ceux de la plèbe.

    En réalité, même si Tite-Live ne se souciait pas exagérément de l’exactitude et de la véracité des faits, il n’en reste pas moins qu’il eut à un très haut degré la conscience de son devoir d’historien, allant chercher les sources de l’histoire chez les historiens et non ailleurs.  En outre, même si nous sommes imprégnés de nos jours du goût pour l’histoire pittoresque, avec l’intérêt de connaître les mœurs privées d’une nation, à voir les anciens dans le costume qui leur est propre, avec leurs habitudes, leurs usages, leurs passions d’un jour, ne faut-il pas regarder de près aussi l’âme des peuples ? Après tout, qui pourrait penser qu’il n’est point instructif de saisir cette âme du peuple romain, en fixer les traits caractéristiques, fussent-ils ennoblis et embellis ? Pour toutes ces raisons, personne n’a pu s’empêcher de reconnaître le grand effort de Tite-Live pour arriver à la vérité, en tout cas à une forme avancée de vérité.

    Michel Escatafal

  • Ovide : sa vie, son œuvre

    Ovide, né en mars 43 av. J.C. à Sulmone, surnommé Naso en raison de son nez proéminent, était d’une bonne famille, ce dont il faisait d’ailleurs assez bon marché : « Je possède, si l’on peut compter cela pour un avantage, un rang de chevalier, non par une faveur de la fortune, mais à titre d’héritier d’une race antique qui l’a possédé avant moi ». Sulmone, son pays natal, fut à l’en croire, un aimable coin de terre : « Quoique les rayons plus rapprochés du soleil y fendent le sol…les ruisseaux qui coulent au milieu des herbes toujours nouvelles couvrent cette terre ainsi rafraîchie d’un épais tapis de verdure ». Sa jeunesse ne connut ni difficulté, ni grandes émotions ; il voulait être poète, son père l’en détournait. Mais il ne contraignait pas très fort la vocation de son fils, puisqu’Ovide reçut la meilleure éducation, alla à l’école chez les maîtres les plus renommés, le rhéteur Arellius Fuscus, Porcius Latro, etc.

    Par respect sans doute pour des convenances de famille, il entra un moment dans les charges publiques : « Je fus, nous dit-il, créé triumvir ». Il y fit bonne figure, malgré son amour des loisirs et des vers. Toutefois, une fois cette satisfaction donnée à son père, il pensa qu’il était quitte envers lui et ne voulut pas aller jusqu’à la dignité sénatoriale : « ce fardeau excédait la mesure de mes forces », et, devenu résolument poète, il vécut avec les poètes Properce, Horace, Tibulle, lesquels plus âgés que lui firent bon accueil à cet aimable débutant.

    Il dut ses premiers succès, très prompts et très vifs, à des poésies érotiques. Pendant vingt-cinq ans tout lui sourit, la mode l’ayant adopté. Goûté des mondains, qui recherchaient l’homme autant qu’ils applaudissaient le poète, la faveur du public ne lui manquait pas : il était lu, nous dit-il, dans le monde entier. Pouvait-il, ainsi porté par la vogue, ne pas hausser son ambition ? Passé la quarantième année, lui convenait-il de s’attarder dans la poésie badine ? Il voulut donc élever le ton, et décida d’entreprendre ses poèmes des Métamorphoses et des Fastes. C’est alors qu’une mystérieuse disgrâce vint bouleverser cette existence jusque-là si aisée et si souriante. Ovide se vit (an 8), par ordre de l’empereur, condamnée à la « rélégation », c’est–à-dire au bannissement sans confiscation de ses biens.

    Quelle fut la cause de cette catastrophe ? Ovide ne s’est jamais  expliqué nettement à ce sujet. Ce fut d’ailleurs une belle occasion pour les commentateurs de faire des frais d’imagination, d’autant qu’on ne sut jamais réellement le motif de cette disgrâce, même si certains pensent que l’immoralité des premiers vers du poète avait indisposé Auguste. Dès lors il n’est pas étonnant ensuite que l’empereur ait pris occasion d’une imprudence, d’une indiscrétion, peut-être même d’un scandale auquel Ovide fut mêlé, pour le frapper.  Pour d’autres, au contraire, Ovide aurait assisté à une scène compromettante pour un membre de la famille de l’empereur. Dans le pays des Gètes, à Tomes (aujourd’hui Kustendjé) qui lui fut assigné comme résidence, le malheureux se consuma en regrets, et tant qu’Auguste vécut, il ne cessa de demander son rappel et allait peut-être l’obtenir, quand le vieil empereur mourut. L’exilé espéra contre toute espérance, flatta et supplia Tibère qui resta sourd, et il s’éteignit à soixante ans en 17 sans avoir pu revoir Rome, mourant dans ce « Pays du Pont, pays de galop et d'errance ». On n'a jamais retrouvé sa tombe.

    Ovide, qui avait une merveilleuse facilité, laissa une œuvre considérable. Il débuta par trois livres d’élégies intitulées Amours, donna ensuite les Héroïdes, c’est-à-dire des lettres écrites par des femmes, Pénélope, Briséis, Laodamie, etc., à des héros de la mythologie antique, puis l’Art d’aimer, les Cosmétiques. Vinrent ensuite les Métamorphoses. Dans les quinze livres qui composent le poème, se déroulent depuis l’origine du monde jusqu’à l’apothéose de César toutes les fables sur les transformations « qui ont revêtu les corps de formes nouvelles ». En dédiant les Fastes à Germanicus, Ovide indique lui-même dès le début le sujet de l’ouvrage : « Je chanterai l’année romaine, ses divisions, leurs causes ; je dirai quand les constellations apparaissent, quand elles descendent  sous l’horizon ». C’est le calendrier romain, mis en vers. Les Fastes, qui dans le plan du poète devaient avoir douze livres, s’arrêtent au sixième : l’exil survint et l’empêcha de terminer cette tâche, comme de retoucher les Métamorphoses que, dit-on, il voulut brûler.

    En exil il écrivit les cinq livres des Tristes, où il se plaint des dangers qu’il a courus dans son voyage, de la rigueur du climat sous lequel il vit, où il supplie sa femme, une Fabia, d’intercéder pour lui, où il présente son apologie à Auguste. Les Pontiques, en quatre livres, renferment une série de lettres adressées à ses anciens amis et protecteurs et qui ne font guère que répéter avec davantage de langueur les doléances des Tristes. A ces heures douloureuses, Ovide, qui restait malgré tout un versificateur infatigable, décrivait les poissons de la Mer Noire dans les Halieutiques (qu’il n’acheva pas) et dirigeait contre un personnage resté inconnu une satire imitée du poète alexandrin Callimaque (310 -235 av. J.C.) et intitulée Ibis, comme l’original grec.

    Michel Escatafal

     

  • La vie de Virgile

    littérature romaine,poésieVirgile fut-il le fils d’un artisan ou d’un laboureur ? Personne ne le sait. En revanche on est certain qu’il naquit dans un village, à Andes (aujourd'hui Pietole) près de Mantoue, en 70 avant notre ère, et qu’il passa sa première enfance aux champs. Dans le tableau qu’il trace lui-même du petit domaine paternel, « cet humble coin, entouré d’un côté par des roches mises à nu par les pluies, de l’autre par un marécage où poussent les joncs, la haie en fleurs, le Mincio aux détours sinueux, les abeilles qui bourdonnent dans la ruche et les tourterelles qui roucoulent au colombier », dans tout cela, on retrouve l’empreinte de ces souvenirs d’enfance, toujours si frais et si présents aux âmes poétiques. La famille de Virgile avait sûrement quelque aisance, et l’enfant dut beaucoup promettre, car on lui fit faire des études très complètes. Vers sa septième année il vint à Crémone, puis il se rendit à Naples, Milan et enfin Rome.

    Depuis les bancs de l’école il garda au cœur l’amour de la terre, mais le futur poète s’éprit de goût pour les sciences naturelles, la médecine et la physique. En fait, à sa façon, il préparait déjà les matériaux pour ses Géorgiques. Il eut alors des maîtres qu’il aima et qui l’aimèrent, l’épicurien Siron, le grammairien-poète Parthénius. La grande poésie de Lucrèce, plus sans doute que les enseignements de Siron, semble un moment l’avoir attiré vers l’épicurisme. Toutefois  Virgile ne s’est en réalité attaché à aucun système philosophique et, assez tôt désabusé des orgueilleuses spéculations, il en vint, sinon à croire aux anciennes divinités, du moins à respecter leur culte.

    De retour à Mantoue dans ce milieu qui lui était cher, tout plein de la lecture des poètes favoris, il composa vers sa vingt-cinquième année des vers qui se répandirent dans la province, et attirèrent sur lui l’attention du gouverneur, Assinius Pollion (76 av. J.C.-4 de notre ère). La grande affaire pour les poètes latins avait toujours été d’introduire dans leur patrie un genre nouveau de poésie grecque : nul n’avait touché jusque-là à cette poésie pastorale, dont Théocrite avait révélé la surprenante fraîcheur aux Alexandrins raffinés. Pollion aurait indiqué cette source à Virgile, il faut parler au conditionnel, mais ce qui est certain, c’est que le poète avait écrit trois églogues et que sa réputation était allée jusqu’à Rome, lorsqu’après la bataille de Philippes (42 av. J.C.) les triumvirs distribuèrent des terres aux vétérans vainqueurs des meurtriers de César (Brutus et Cassius).

    Crémone avait été du parti de Brutus : les habitants de son territoire durent quitter leurs biens, mais les soldats, mécontents de leurs lots, envahirent les terres des Mantouans, et Virgile et son père furent chassés de leur domaine par un centurion. A peine la protection de Pollion avait-elle fait obtenir au poète la restitution de son patrimoine, que la guerre de Pérouse éclata (41 à 40 av. J.C.). Pollion compromis dans le parti d’Antoine, devint impuissant à défendre son protégé, et encore une fois Virgile fut obligé de s’enfuir de sa maison, allant chercher asile chez Siron, son ancien maître.

    Cela dit, une fois refermée l’ère des guerres civiles par Octave, la renommée de Virgile n’en finissait plus de grandir. Il s’était lié avec Alfénus Varus, qui l’avait fait admettre dans l’intimité de Mécène. Ses Bucoliques achevées, il quitta donc son pays que lui avaient gâté tant de scènes de violence, et vint à Rome où l’attiraient des amis, des patrons puissants, et plus que tout son goût pour l’étude, laquelle lui prenait une grande partie de son temps. Malgré ce savoir nouveau et de plus en plus complet, il allait avoir quelque mal à s’imposer, lui le rustique mal habillé et à la conversation plutôt embarrassée comme le dépeint Horace,  dans les sociétés raffinées et délicates de la grande ville. Cela ne l’empêcha point d’écrire les Georgiques sur une suggestion de Mécène, une grande œuvre sur laquelle il travailla sept années, et qui allait le mettre en possession de la gloire.

    Ce fut sans doute le motif pour lequel Auguste, averti par l’admiration populaire qui entourait Virgile, ému aussi sans doute par l’inspiration profondément religieuse et patriotique des Georgiques, lui demanda d’écrire une épopée qui glorifierait les destinées du peuple romain et de la famille des Julia. Cette œuvre allait s’appeler l’Enéide, et il lui donna dix ans de sa vie, y travaillant dans sa maison du Pausilippe (près de Naples), où il pouvait échapper beaucoup plus facilement qu’à Rome à l’enthousiasme de la foule, une foule qui attendait avec une grande impatience chaque nouveau passage de l’épopée. L’empereur lui-même n’était pas le moins attentif au suivi de l’oeuvre, voulant toujours être le premier à en voir les parties achevées. Octavie elle-même (sœur d’Octave Auguste) s’était évanouie quand Virgile avait lu devant elle les vers si pathétiques sur la mort de son fils Marcellus (Enéide chantVI).

    Virgile cependant, totalement épris de son œuvre, lui sacrifia tout y compris son repos et in fine sa santé. Il voulut aller voir « les lieux où fut Troie » et partit pour l’Orient, après avoir été salué par le poétique adieu de son ami Horace (Odes). A Athènes il trouva Auguste, qui insista pour le ramener en Italie. Hélas, en visitant Mégare, Virgile fut pris de fièvre et le voyage en mer ne fit qu’augmenter sa fatigue, et à peine arrivé à Brindes, il y mourut (19 av. J.C.). Son Enéide, pour laquelle il mit tant de soins, restait inachevée. Son dernier vœu fut qu’on brulât cette œuvre qu’il jugeait imparfaite. Heureusement, sur le désir exprimé par Auguste, les exécuteurs testamentaires, Varius et Tucca, violèrent pieusement ce vœu d’un mourant, et le poème parut, après la mort de Virgile, et avec seulement quelques très légers remaniements. Ouf, rien que pour cela Octave méritait bien de s’appeler  Auguste !

    Michel Escatafal